







TARTUFFE - NOUVELLE ÉRE
Tartuffe, nouvelle ère questionne la foi et ses dérives dans une actualité anxiogène. Ici la pièce débute, dans une famille de croyants, au moment de la prise de conscience que les limites ont été dépassées. Une parole coupable se délie alors : parole d’insubordination pour les uns, de passions réprimées exprimées, ou sacrilèges, pour les autres. Cette parole corrosive, transgressive, se déploie dans des situations paroxystiques qui révèlent le ridicule tragique des passions des personnages. Pour appréhender la pièce et les figures qui l’habitent, l’équipe artistique s’est immergée dans des paroisses, a mené des interviews auprès de croyants civils et religieux, a re-visité les grandes figures d’usurpateurs contemporains, qu’ils soient gourous, ou, simples escrocs (Bourdin, Tilly, Rocancourt…). Pierre-François Garel incarne cet homme complexe, acteur de ce « théâtre dans le théâtre » où certains membres de la famille le regardent jouer « la comédie de son imposture ».
C’est sous un dispositif scénique en lévitation, à la fois poétique et menaçant s’inspirant des suspensions propres aux « salles des pendus » (vestiaires dans les mines), que cette tragi-comédie dessine son chaos familial.
Une satire corrosive dans l’air du temps
"La scénographie, signée par Eric Massé et Didier Raymond, parvient à installer rapidement les enjeux de la pièce en nous faisant rentrer dans une famille ordinaire, confrontée à l’enfer d’un totalitarisme religieux. La demeure bourgeoise d’Orgon est sobre, sans ostentation. Quelques panneaux-tableaux, formant les cloisons de la maison, une table en suspension – comme pour nous rappeler l’emprise totalisante du religieux dans la sphère privée.
La création son de Wilfrid Haberey ainsi que les lumières de Yoann Tivoli, jouant sur les ombres et les lumières, contribuent à installer une atmosphère anxiogène au fur et à mesure que Tartuffe parvient à contrôler les esprits. Toute parole critique devient interdite, tel un blasphème qui appellerait une punition. Au contraire, la parole de Tartuffe est sacralisée, notamment lorsque les micros s’activent lors de ses prêches.
Le succès de la pièce tient beaucoup à l’énergie et au talent de la jeune troupe. Laurent Meininger, incarnant un personnage fort en apparence, mais infantilisé par Tartuffe, trouvant du réconfort dans la « servitude volontaire »; Mireille Mossé, une pieuse Madame Pernelle, touchante dans son aveuglement risible; Sarah Pasquier, magnifique Elmire refusant l’injustice; Léo Bianchi, le choix de l’insoumission en Damis; Edith Proust, charmante Marianne; Clément Lefebvre, candide et amusant Valère; Angélique Clairand, une Dorine forte attachée à la justice.
Pierre-François Garel incarne avec brio ce Tartuffe en figure charismatique, énigmatique et inquiétante, maniant la rhétorique afin de séduire et manipuler les hommes. Jouant sur différents registres, capable de faire rire mais également de révolter, le jeu de l’acteur rappelle par moments celui de Lars Eidinger dans le Richard III de Thomas Ostermeier. Celui d’un personnage en proie à un conflit intérieur, parfois profondément humain, créant ainsi un rapport d’intimité avec le spectateur qui se reconnaîtra en lui, notamment dans la scène où il prend (hypocritement ?) la défense du fils d’Orgon. (...)
Mais la force de la pièce réside dans sa capacité à mettre en lumière la totale inversion morale qui se produit dans cette famille ordinaire. Le célèbre écrivain britannique Salman Rushdie – qui a sorti récemment « Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits »- victimes des foudres du totalitarisme avec une fatwa qui pèse sur sa personne, décrit cette situation ainsi: « les agresseurs se considèrent comme des victimes ». Même si Tartuffe est l’original du mal, tout se passe comme s’il fallait s’excuser auprès de lui. La parole critique est interdite car elle est nécessairement coupable, tout du moins aux yeux d’un Orgon aveuglé.
La prise de conscience s’incarne en une révolte contre l’autoritarisme, face à une parole dénaturée par l’emprise des faux-dévots, tout comme dans le Roi Lear de Shakespeare où les mots perdent leur signification face aux discours hypocrites des sœurs de Cordélia. La parole se libère contre un dogmatisme et une violence contraires à la raison critique. Dorine et Elmire, attachées à la justice, incarnent les figures féminines qui font penser à ces femmes prenant aujourd’hui des risques pour dénoncer un islamisme radical voulant les enfermer dans une condition d’infériorité. Il faut donc aller voir ce Tartuffe, une belle mise en scène portée par des acteurs de talent."
David Pauget, L’alchimie du verbe
Tartuffe, Nouvelle ère, face à nos errances et nos déserts
" La compagnie des Lumas propose une interprétation de cette pièce d’une grande finesse dont la première représentation s’achevait hier sur des applaudissements enthousiastes. Eric Massé s’est entouré, pour ce spectacle, de dix comédiens qui portent l’alexandrin avec un phrasé subtil, un jeu très fin.
(...) Les costumes contemporains et réalistes jurent avec le décor : ces trois images d’anges dans lesquels Orgon se mure pour ne pas voir le désert, cette vaste étendue de sable gris qui envahit la scène côté cour. La maison semble hantée par de drôles de fantômes. (...) Quelque chose d’inquiétant plane dans l’atmosphère. Les quelques touches musicales font vibrer les scènes d’une tension glaçante. (...) Dans cette maison, le quatrième mur a des oreilles, celles du public qui surprend l’intimité de cette famille sans être vu. Le spectateur est un voyeur, il est témoin de cette crise familiale et observe comment la foi se loge en chacun et se vit différemment pour chaque personnage.
(...) Cette fascination pour Tartuffe fait doucement, insidieusement perdre à Orgon, toute raison et toute clairvoyance concernant ce qu’il est en train de vivre. Manipulé par le dévot, il est prêt à laisser femme, enfants, maison et fortune. Il est le jouet de ce que cet homme lui fait miroiter du monde. Tartuffe est un ange déterré par la mère d’Orgon qui sera la dernière à croire à ce qu’il incarne. Il sauve de la médiocrité du monde, des déceptions et donne l’espoir que quelque chose d’autre, une bonté, une beauté, une vérité existerait en l’homme. Lorsque finalement l’ange se révèle n’être qu’une image dans laquelle on s’emmure, lorsqu’enfin le masque est levé, que Tartuffe devient un homme aussi méprisable et perfide que tous les autres, il ne reste à Orgon et sa mère que le désert et qu’un grand cri de désespoir. Le véritable drame de ses deux personnages n’est pas tant d’avoir perdu leur fortune, leur maison ou leur liberté mais d’avoir perdu ce guide, cette jouissance de l’admiration, cet espoir.
Malvina Mingné, L’envollée culturelle