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DE L'EVE A L'EAU

crea 18-19 a lire

Eric Massé et Angélique Clairand, concepteurs et co-directeurs artistiques de la Compagnie des Lumas, abordent un cycle de recherches autour de la thématique de la « rupture sociale » et la « névrose des classes** » à partir de romans, d’essais sociologiques et de leurs propres témoignages.

Leur création De l'Eve à l'Eau écrite à quatre mains en français et parlange (langue poitevine) aborde les problématiques propres aux transfuges de classe, à l’émancipation de la servitude, au passage entre les langu(ag)es de la vie rurale à la vie urbaine.

Eve est une ancienne agricultrice perdue dans les prairies de sa mémoire. Sa fille, diplômée de l’enseignement supérieur, s’est émancipée de son milieu d’origine en le reniant. Pour communiquer avec sa fille, Eve n’a plus que les mots de la langue rurale de son enfance, aujourd'hui moribonde – le parlange. Autour d’elle, des hommes et des femmes enquêtent, inventent et font ressurgir langues et langages : wolof, français, anglais...Toutes et tous parlent d’un même trouble : sentiment d’imposture, mélange de honte et de fierté, peur de passer pour un « plouc »... Et tous sont mus par une même force : la revanche.

 

* "Eve" signifie "eau" en parlange

**La névrose des classes est une expression forgée par Vincent de Gauléjac (sociologue clinicien). Elle désigne cette structure psychique particulière qui touche les individus dont la promotion sociale, à travers l‘école notamment, a été vécue douloureusement.

Quelques extraits d'Annie Ernaux
Autoportraits familiaux

 

"Elle voudrait réunir ces multiples images d'elle, séparées, désaccordées, par le fil d'un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu'à aujourd'hui. Une existence singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d'une génération. "

Les Années

 

"Enfant, quand je m'efforçais de m'exprimer dans un langage châtié, j'avais l'impression de me jeter dans le vide.
Une de mes frayeurs imaginaires, avoir un père instituteur qui m'aurait obligée à bien parler sans arrêt en détachant les mots. On parlait avec toute la bouche.
Puisque la maîtresse me "reprenait", plus tard j'ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que "se parterrer" ou "quart moins d'onze heures" n'existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois: "Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps !" Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l'argent."

La Place

 

"Elle désirait apprendre: les règles du savoir-vivre, ce qui se fait, les nouveautés, les noms des grands écrivains, les films sortant sur les écrans, les noms des fleurs dans le jardin. Elle écoutait avec attention tous les gens qui parlaient de ce qu'elle ignorait, par curiosité, par envie de montrer qu'elle était ouverte aux connaissances. S'élever, pour elle, c'était d'abord apprendre (elle disait,"il faut meubler son esprit") et rien n'était plus beau que le savoir. Les livres étaient les seules objets qu'elle manipulait avec précaution. Elle se lavait les mains avant de les toucher."

(…)

"Elle a perdu les noms. Elle m'appelait "madame" sur un ton de politesse mondaine. Les visages de ses petits-fils ne lui disaient plus rien. A table, elle leur demandait s'ils étaient bien payés ici, elle s'imaginait dans une ferme dont ils étaient, comme elle, les employés." (…)

"Je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue."

Une  femme

Quelques extraits de Vincent de Gauléjac

"L’individu est au départ un héritier. L’emploi qu’il occupe, les études qu’il « choisit », le conjoint qu’il épouse, le logement qu’il habite, le mode de vie qui le caractérise, les idéologies qu’il défend, etc… sont le produit de son expérience biographique qui s’inscrit dans « la succession ». C’est en ce sens que l’histoire permet de comprendre comment chacun de nous est appelé à occuper tel ou tel position sociale. Ce que l’on appelle « la destinée » n’est que l’expression de ce à quoi on a était destiné par ceux qui nous précèdent. "(…)

"Que l’on rejette ou que l’on accepte son passé, il nous colle à la peau, il est notre peau. Plus l’individu tente à ignorer qu’il est le produit d’une histoire, plus il en est le prisonnier."

La névrose des classes

 

"La fascination pour l’aristocratie renvoie au désir, analysé par Freud à propos du fantasme du roman familial, de trouver dans ses ascendants  une lignée prestigieuse. Le fantasme de l’enfant qui imagine qu’il est adopté et que ses « vraies » parents sont des châtelains, lui permet à la fois de désamorcer les conflits œdipiens, et d’espérer d’échapper à la contingence de sa position sociale. Comme pour ces passionnés de la généalogie qui cherchent dans leur ascendance une fierté des origines, le fantasme du roman familial désigne en creux la possibilité d’une honte d’être « mal né » puis d’être « mal élevé ». (…)

« La honte est un sentiment douloureux et sensible dont on préfère ne pas parler. Elle engendre le silence, le repli sur soir jusqu’à l’inhibition. Que l’on pense au silence des déportés revenant des camps d’extermination, à celui des chômeurs qui dissimulent leur état, aux soldats qui reviennent de la guerre, aux femmes battues ou violées, aux enfants qui voient leurs parents humiliés… il faut des circonstance bien particulières pour enfin oser dire, oser se raconter."

Les sources de la honte

 

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